Mes petits Bookinautes adorés : Pour le 25ème numéro de la Gazette et le premier de l’année 2024, je souhaitais un numéro exceptionnel et mon vœu s’est réalisé : J’ai eu la chance et le plaisir de pouvoir poser quelques questions à Ghislain Gilberti sur sa “Trilogie des Ombres” mais pas seulement… Sans plus attendre, je vous laisse découvrir ses réponses : Bonne lecture et belle rencontre !
Quel auteur es-tu ? Pourrais-tu te présenter en quelques mots ?
Je suis écrivain dans l’âme. J’aime l’idée que mes romans donnent du plaisir à ceux qui les lisent et que je peux à présent nommer mon adorable lectorat. Je vais puiser la matière de mes textes dans les zones les plus sombres du corps social. Mon passé, aussi compliqué que composite, est également une source primordiale à la créativité telle que je la vis.
Je suis un auteur multiforme qui, pour le moment, n’a pas eu beaucoup l’occasion d’exprimer ses autres facettes. Mais il se pourrait qu’un jour, je saute le pas et me jette dans d’autres types de travaux littéraires, parmi lesquels ceux qu’on imagine le moins…
Auteur et sans doute aussi lecteur : Quelle place tient la lecture dans ta vie ?
Lire est ce qui m’a permis de supporter une enfance malheureuse et très difficile. Il ne s’agit pas de me plaindre, mais l’explication se trouve là : la lecture a rendu cette partie de ma vie un peu moins dure à traverser.
J’ai lu très tôt absolument tout ce qui me tombait sous la main et que je parvenais à cacher. Je n’avais pas le droit de lire et le faisais donc en secret, prenant garde de le faire discrètement, en ayant toujours une cachette assez proche pour dissimuler mon livre en cours.
J’habitais dans un petit bloc HLM, au premier étage et mes grands-parents maternels résidaient au troisième : c’est chez ces derniers que je trouvais des ouvrages et autant d’histoires qui me permettaient une évasion mentale salvatrice. J’avais six ans quand j’ai lu Hugo, avec « Les Misérables » et « Notre-Dame de Paris ». Il y a eu aussi René Barjavel, René Char, Louise de Vilmorin, Henry Miller, Emily Brontë, Stefan Zweig, Lewis Carroll, George Sand, Anaïs Nin, Charles Bukowski, Guy de Maupassant, Luis Borges, Henri Michaux, etc.
Poésie, littérature réaliste, romans pour adultes… Tout ce que je parvenais à dissimuler, je le lisais. C’est ce qui a fait de moi un admirateur de ces hommes et ses femmes.
Y a-t-il un livre/auteur qui t’a poussé à prendre la plume ? Quel a été ton déclic ?
Il y en a un bon nombre. Presque tous ceux qui ont accompagné mon enfance y ont contribué. Assez étrangement, les polars et thrillers ne faisaient pas partie de mes lectures, et c’est presque par accident que je m’y suis retrouvé. J’ai adoré lire l’œuvre de William S. Burroughs, Jack Kerouac et des autres membres de la Beat Generation. Il y a eu une époque où « La Divine Comédie » de Dante et les récits d’Homère m’ont fasciné, Henri Michaux avec tous ses ouvrages mais aussi Bukowski, Truman Capote également et, révélation ultime, la poésie hallucinée et terriblement viscérale d’Antonin Artaud. Pour ce qui est des auteurs plus contemporains, je dirais les premiers travaux d’Amélie Nothomb, les ouvrages de Michel Houellebecq et l’écriture fulgurante de Maurice G. Dantec. Mais il y a eu aussi les maitres du fantastique, de l’horreur et de la saga d’aventure : H.P. Lovecraft, Michael Moorcock, Clive Barker, J.R.R. Tolkien… Et j’en passe.
Il se trouve que j’ai produit des travaux dans différents styles armé de mes influences mais, malgré des efforts constants, les voies de l’édition sont restées impénétrables. Et puis, après avoir lu la trilogie « Millenium » de Stieg Larson, j’ai tenté l’écriture dans le style thriller. J’ai opté pour une approche policière et ainsi est né « Le Festin du Serpent ». C’est à ce moment, proche du découragement total, que j’ai enchaîné trois réponses positives. Ce sont les éditions Anne Carrière qui m’ont ouvert leurs portes et ainsi a commencé ma vie d’auteur. On peut dire que mon parcours aura été atypique du début à la fin !
De retour en librairie avec un troisième tome tout fraichement publié, la Trilogie des Ombres s’offre une seconde vie en version poche aux éditions J’ai Lu : Savais-tu déjà qu’il s’agirait d’une trilogie au moment de prendre la plume ? D’ailleurs pourquoi la Trilogie des « Ombres »?
Pour le nom de la trilogie, le choix a été éditorial. Mon choix premier était « La trilogie des Anges », façon d’inviter les lecteurs à côtoyer les deux faces de cette saga avec un doute constant sur la véritable source du Mal. Le final aurait eu, à mon sens, plus d’impact. Mais il n’est pas l’heure des regrets, et les titres sont assez éloquents pour créer un effet similaire.
La question du choix d’écrire plusieurs tomes a été bien plus simple. En fin d’écriture de « Sa Majesté des ombres », j’ai réalisé qu’avec 1.200.000 caractères, l’ensemble ne pourrait pas faire l’objet d’un « one shot ». J’ai alors proposé à mon éditeur de l’époque une solution plutôt osée : lancer un diptyque, voire une trilogie. Bien entendu, le risque était grand : si le premier volume ne fonctionnait pas un minimum, la suite aurait été impossible à publier. J’ai donc fait en sorte que ce tome d’ouverture offre une fin ouverte. Ainsi, seuls ceux qui voudraient aller plus loin choisiraient de poursuivre avec « Les Anges de Babylone » puis « Le Sacre des Impies ». Ceux qui préféraient en rester là en auraient la possibilité.
Il faut avouer que l’attente des premiers retours sur « Sa majesté des ombres » a été une période d’angoisse terrible, un calvaire impossible à décrire avec des mots. Mais tout s’est relativement bien passé, j’ai même eu droit au soutien de certaines voix éloquentes du milieu littéraire.
Plus qu’une simple histoire, la « Trilogie des Ombres » s’impose comme une vaste fresque d’une littérature particulièrement noire, nous contant, racontant « Borderline », ses membres et les forces (de l’ordre, mais pas que) qui s’y sont frottées… Comment réalise-t-on une telle prouesse d’écriture ?
La réponse est simple : tout est basé sur des événements réels et des personnes qui existent ou ont existé. Durant la seconde moitié des années 1990, et encore un peu après mon service militaire, j’ai fréquenté de très près une organisation similaire à celle décrite dans la trilogie. Réellement ancrée en Alsace, elle a servi de base à celle décrite dans ces trois tomes. Une comparaison entre la version réelle (dont je tairai le nom) et la fictionnelle, nommée « Réseau fantôme » puis « Borderline », les points de concordance sont très nombreux. J’ai repris mes souvenirs d’événements survenus, de certains discours, d’une idéologie radicale qui planait au-dessus de l’ensemble et d’un fonctionnement atypique d’un réseau de narcotrafic. Fort de cette matière, j’ai pu me lancer dans un projet volontairement augmenté et romancé.
C’est à la naissance ne mon aîné, Paul Gilberti (20 ans à ce jour), que j’ai décidé de quitter ce monde au sein duquel les dangers étaient bien supérieurs aux bénéfices. Une femme qui tenait l’une des plus hautes positions de cette structure m’a laissé la liberté de me retirer d’un biotope qui, en principe, ne permet pas cette option. Ce geste m’a sans doute sauvé la vie, mais il était accompagné d’un avertissement limpide : je serai surveillé de près. Aussi, même si ce réseau n’existe plus, démantelé entre 2006 et 2008, j’ai pris toutes les précautions pour éviter de dévoiler des détails trop précis afin de brouiller les pistes, et mis en place un espace confortable entre fiction et réalité. Certains membres sont en effet toujours en vie, libres pour nombre d’entre eux, et j’ai tenu à éviter de finir dans un trou, en pleine forêt, avec du plomb dans le corps ou la gorge tranchée…
On préfère souvent croire que le Mal et la vie dans la norme sont deux mondes séparés, presque étanches. Il n’en est rien. Le Mal est dans votre ville, dans votre quartier, dans votre rue, en bas de chez vous. Il ne faut que peu de choses pour qu’il s’invite dans votre salon. En cela, cette trilogie est également un avertissement et un appel à la prudence.
Bien que particulièrement violente, ce qu’on retient de ces trois opus aux titres forts éloquents, c’est notre incursion au cœur même d’une organisation criminelle et ce terrible rapport à la réalité, cet aspect douloureusement immersif qui nous entraîne jusque dans les esprits les plus torturés, les plus abîmés mais surtout les plus toxiques. On ressent pourtant comme un hommage de ta part à leur égard. Peux-tu nous expliquer pourquoi ?
J’aimerais pouvoir répondre que ce n’est qu’une partie du processus créatif, que ces sentiments révélés et mis en avant ne sont qu’un calcul nécessaire à la narration. Il est facile de créer des antagonistes terrifiants, mais c’est bien plus compliqué de s’attaquer aux racines… Cependant, ce n’est pas le cas et j’en sais quelque chose : j’ai moi-même été l’un de ces damnés vivants, un jeune adulte privé de repères et livré à moi-même.
Ce sont ces personnes, les membres de cette organisation que j’ai utilisée en la distordant, qui m’ont tendu la main. J’ai eu le temps de connaître ces sociopathes capables du pire comme du meilleur. J’ai surtout pu prendre conscience qu’ils étaient nés fragiles et innocents, comme nous tous. J’ai constaté la gravité de leurs blessures, de leurs fêlures et des tourments impossibles à étouffer. Cette prise de conscience m’a fait réaliser que tous avaient souffert d’un début de vie difficile, voire cauchemardesque. Le constat a alors été limpide : le Mal aime plonger ses racines dans le terreau de l’enfance. Sans personne pour les protéger de cette effroyable exposition, ils ont été envahis. Certaines de ces personnes m’ont confié des bribes de leur jeunesse qui ont fait passer la mienne pour un gentil conte lugubre. On ne nait pas mauvais, on le devient. Et si certains le font par choix, la plupart y ont été condamnés, sans aucune possibilité de s’en tirer autrement. Le tome final, « Le Sacre des Impies », utilise cette face de l’humanité trop souvent occultée ou ignorée.
Aujourd’hui, je suis un autre homme. J’ai une famille et j’ai changé, ce qui n’a pas été sans peine. Mais il faut bien avoir conscience que je n’ai pas toujours été un type correct. Par le passé, j’ai été une véritable ordure qui se complaisait dans des milieux dangereux, peuplés d’individus terriblement mauvais. J’ai été responsable d’actes impardonnables, j’ai pris part à des actions monstrueuses. Plus d’une fois, j’ai fait face au Mal directement, les yeux dans les yeux. J’ai fait souffrir des personnes, j’ai été terriblement cruel et les limites de toute rédemption ont été franchies. C’est tout ça que j’ai régurgité dans mes livres, c’est de cette source que provient le contenu de cette trilogie. Avec ces bases de travail, il m’était difficile de passer outre leurs démons et de ne décrire que le côté sombre de leurs personnes…
Si je parle de réalisme – et bien qu’il s’agisse tout de même d’une fiction -, ce n’est pas uniquement parce que tu t’inspires de faits réels, c’est aussi parce qu’on y retrouve, non pas forcément une part de ta vie mais bel et bien une part de toi, comme souvent dans tes romans par ailleurs : Comment l’expliques-tu ?
D’après moi, on ne peut pas vraiment parler du Mal si on ne l’a pas rencontré et regardé en face. Ou alors, il faut avoir une imagination débordante dont je ne dispose pas. Les lectrices et lecteurs de « Dynamique du Chaos », une autofiction, ont été nombreux à constater des similitudes entre cette autofiction et la « Trilogie des Ombres ». Je peux déjà vous annoncer que mon prochain texte, « Ultraviolence », sera du même type et permettra encore un peu plus encore le rapprochement entre fiction et réalité dans ces travaux.
Mais c’est le point commun de tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent, la recherche de la source authentique, l’application de la réalité par mes propres expériences et mes errances analytiques dans les recoins les plus sombres de l’âme humaine. Peu importe la forme que les textes prendront, les morceaux de cauchemars que j’y ai injectés sont bien réels. Je suis allé les puiser dans la vie de tous les jours, surtout à une époque, en allant m’enfoncer volontairement dans la face cachée du monde moderne civilisé. Ça m’a donné du combustible, de la matière pour écrire. Je ne peux malheureusement jamais donner de détails sur ces sujets, car ces rencontres volontaires, préméditées, parfois prolongées, ainsi que ces plongées dans les ténèbres, impliquent des actes fortement répréhensibles d’un point de vue légal de ma part.
Mais ce qu’il faut en retenir, c’est que j’ai traversé l’enfer pour en tirer les mots que j’utilise aujourd’hui. Même si je ne m’en suis pas trop mal tiré, j’ai conscience que j’ai salement morflé au passage et que, fatalement, je devrai y retourner de temps en temps. En effet, mes réserves ne sont pas inépuisables et j’ai encore quelques contacts qui m’offrent du neuf, de quoi poursuivre cette aventure littéraire dans laquelle je me suis embarqué.
Si le Mal est omniprésent à travers les trois romans qui composent cette trilogie, la figure du père – sous tous ses aspects – y plane aussi : Est-ce seulement conscient de ta part ?
Ce sujet s’impose, volontairement ou pas, dans la plupart de mes travaux et prend une place importante dans mes récits. Il s’agit d’un rappel permanent de celui qui a été mon pire cauchemar et qui le reste, même après sa mort en 2003. On dit souvent que l’image qu’un individu a de son père devient l’image, consciente ou pas, qu’il a de Dieu. Autant dire que mon Dieu est un bourreau, un tortionnaire et un despote. La foi n’a rien à voir dans cette représentation inconsciente, mais c’est ce qui influe sur notre perception du monde, sur nos choix et décisions, ainsi que sur nos manières d’agir et de réagir. Ce tyran est celui qui m’a poussé à choisir une vie de paria, réfugié dans des paradis artificiels, avec une énorme consommation de cocaïne et d’héroïne : il y avait un feu à étouffer et ce moyen était le plus accessible pour moi. J’ai su m’en tirer, mais c’est une lutte permanente, un combat pour rester debout. Le mal est fait et les conséquences sont gravées dans mon passé.
S’il s’agit d’une trilogie aussi brillante que dévastatrice lorsqu’on la lit… Comment en ressort-on lorsqu’on l’écrit ?
Presque mort… J’exagère à peine en écrivant cela. La masse de texte générée, le temps passé à fouiller dans les pires souvenirs, l’obligation de revoir mes pires cauchemars et de faire face à ce qui me bouffe la conscience : tout ça a été une véritable guerre entre le passé et le présent. Ce conflit interminable a fait ressurgir ce que je m’étais interdit de revoir. J’ai dû invoquer des fantômes qui ont permis l’écriture de centaines de chapitres mais qui ont aussi fait des dégâts sur mon psychisme, immanquablement. Penser à nouveau aux drogues, à l’addiction, aux comportements déviants : tout cela fragilise mon âme et me brûle de l’intérieur.
Si j’en crois mon lectorat, mon cher et adorable lectorat, ce n’est pas en vain que je sacrifie mon humanité livre après livre. Je procure du plaisir à nombre d’entre eux et c’est ce qui m’importe vraiment. Alors que mes démons remontent à la surface, que mes peurs ressurgissent et que mes traumas se creusent, peu importe. Je poursuivrai jusqu’au bout, une fois usé, à vif. J’ai besoin de croire que je suis né pour une raison précise et que toute cette douleur n’aura pas été vaine. J’ai besoin de croire que j’étais destiné à ça.
Trois opus qui viennent compléter une bibliographie aussi conséquente que magistrale, à laquelle d’autres écrits se sont déjà ajoutés depuis… Et maintenant ? As-tu déjà d’autres idées en tête pour de prochaines aventures ? Quels sont désormais tes projets littéraires ?
Il y a tant d’esquisses en cours, de projets en route, de textes totalement différents. Je vais me concentrer sur « Ultraviolence » dont la date de parution reste à définir. Je vais jouer à la roulette russe avec cette autofiction, faire tapis, tout miser. Je sais que ce sera le livre qui me poussera vers mon futur d’auteur ou, au contraire, celui qui y mettra fin.
En attendant, un projet historique sur les guerres de religion du 16ème siècle est toujours d’actualité, ainsi qu’une aventure sur fond de piraterie, écrite à quatre mains. Il y a aussi de l’horrifique, un écrit qui est presque prêt et réservé aux éditions AFITT ainsi qu’une nouvelle participation dans la revue expérimentale Néolitt (éditions Black-Out).
Ceux qui ont lu « L’Évangile de la Colère » (éditions Hugo Thriller/J’ai Lu), savent que certaines lignes narratives impliquant Cécile Sanchez et les rescapés de la Trilogie des Ombres sont déjà lancées. Ce sera vraiment une guerre sans répit qui devrait continuer l’analyse de Borderline et de ses membres.
J’ai la chance – ou alors la malédiction, c’est selon – de n’avoir pour l’instant jamais connu l’angoisse de la page blanche. C’est même l’inverse, j’ai l’angoisse de la page noire : des dizaines de trames de romans, pour certains bien avancés, des écrits dans tous les styles possibles : une douzaine d’essais en cours, avec des sujets variés ; des dizaines de recueils de poésie moderne et libre ; un dictionnaire satyrique, Dictionnaire de l’Académie Nada (dont quelques extraits sont disponibles dans la première édition de la revue Néolitt) que j’engraisse un peu plus chaque jour de nouvelles définitions, allant de deux lignes à une demi-page.
Quoi qu’il en soit, je resterai fidèle au poste et coulerai avec mon navire si c’est ce qui m’attend… Mais j’aime à penser que mon équipage me suivra et que ses rangs grossiront…
Un immense merci à Ghislain Gilberti pour m’avoir accordé ce formidable entretien ! Si vous n’avez pas encore découvert la plume de cet auteur de grand talent, je vous invite à plonger sans plus attendre dans la “Trilogie des Ombres” ou dans l’un des autres titres de son excellente bibliographie : “Dynamique du chaos“, “L’évangile de la colère” ou encore “Le Festin du Serpent” n’attendent plus que vous !
Merci beaucoup Aurélie pour cet échange véritablement passionnant !