Quand un écorché vif en raconte un autre : “L’Enragé” de Sorj Chalandon, paru le 16 août 2023 aux éditions Grasset.
Le pitch : « En 1977, alors que je travaillais à Libération, j’ai lu que le Centre d’éducation surveillée de Belle-Île-en-Mer allait être fermé. Ce mot désignait en fait une colonie pénitentiaire pour mineurs. Entre ses hauts murs, où avaient d’abord été détenus des Communards, ont été « rééduqués » à partir de 1880 les petits voyous des villes, les brigands des campagnes mais aussi des cancres turbulents, des gamins abandonnés et des orphelins. Les plus jeunes avaient 12 ans.
Le soir du 27 août 1934, cinquante-six gamins se sont révoltés et ont fait le mur. Tandis que les fuyards étaient cernés par la mer, les gendarmes offraient une pièce de vingt francs pour chaque enfant capturé. Alors, les braves gens se sont mis en chasse et ont traqué les fugitifs dans les villages, sur les plages, dans les grottes. Tous ont été capturés. Tous ? Non : aux premières lueurs de l’aube, un évadé manquait à l’appel.
Je me suis glissé dans sa peau et c’est son histoire que je raconte. Celle d’un enfant battu qui me ressemble. La métamorphose d’un fauve né sans amour, d’un enragé, obligé de desserrer les poings pour saisir les mains tendues. » S.C.
Bien qu’ayant déjà plusieurs de ses titres dans mes bibliothèques, je n’avais encore jamais lu Sorj Chalandon. Ce n’est pas faute d’en avoir nourri l’envie, notamment après l’avoir entendu sur le plateau de la Grande Librairie. Pourtant je n’ai jamais franchi le pas : Allez savoir pourquoi… Et puis il a publié ce livre dont ma libraire préférée Delphine m’a parlé alors que je cherchais un bouquin à découvrir pour mon Club de Lecture de la rentrée… Si ce n’est pas le roman que j’ai finalement choisi, l’occasion était trop belle pour ne pas la saisir enfin : Et c’est ainsi que je suis partie à l’assaut de Belle-île…
Belle-Île en mer… Sa plage et ses grands sables… Son bagne et ses colons. Exit le Paradis breton au profit d’un Enfer historique. Véridique. Enfantin. Et de la chanson de Laurent Voulzy, vous délaisserez le refrain pour ses couplets qui résonneront tout autrement…
“Séparé, petit enfant
Tout comme vous, je connais ce sentiment
De solitude et d’isolement”
Au fil d’une intrigue inspirée de faits tristement réels, l’auteur nous entraîne avec force et puissance au cœur de cet établissement pénitentiaire pour mineurs. Parmi eux, quelques délinquants. Mais surtout des enfants dont le seul crime est d’avoir été délaissés par leur parents. Et comme si cette double peine n’était déjà pas suffisante, vous la verrez majorée d’humiliations, de violences, de maltraitances et autres sévices physiques ou sexuels tous plus effroyables les uns que les autres.
Et puis un jour la colère gronde. Et puis un jour la colère explose. 56 enfants tenteront de s’échapper. Une traque inhumaine peut alors commencer… Pensez-vous : Une main d’œuvre à si bon compte ! L’un d’eux en réchappera et Sorj Chalandon a profité de sa plume pour se glisser dans sa peau pleine de bleus, derrière ses yeux asséchés par la haine, à travers son coeur endurci par l’injustice, au creux de son âme truffée de cicatrices… Jules Bonneau, dit La Teigne, nous démontre ainsi qu’une lumière peut jaillir à tout instant des instincts les plus sombres, que l’humanité peut se révéler en toutes circonstances et parfois là où l’on si attend le moins…
Alors on le suit, ce gamin, on tente de l’amadouer, de l’apprivoiser tandis qu’on apprend à le connaître, on s’y attache en dépit de sa rage, on lit avec fébrilité, comme si cela pouvait l’aider à redevenir l’enfant qu’il aurait toujours dû être aux côtés d’une poignée d’êtres humains fort bien dépeints, qui lui tendent enfin la main et gagnent sa confiance.
Mais si ce roman est aussi bouleversant, prenant, enrichissant, c’est aussi parce qu’il nous conte un petit bout de notre Histoire dont nous ne connaissons rien parce qu’il était plus simple de faire l’impasse dessus. Ainsi l’auteur n’a pas ménagé ses efforts et a remarquablement retranscrit l’époque et son contexte historique sans oublier de rendre hommage aux hommes, à ceux de la mer, à ces marins pêcheurs qui ont leur métier dans le sang.
Quant à Sorj Chalandon, c’est sans aucun doute l’écriture qu’il a dans le sang, tant sa plume est d’une justesse sans nom, terriblement sensible, gorgée de larmes et d’émotions, son style vif et tellement touchant… Dévastateur. Car s’il s’agit bien d’une fiction tirée d’éléments réels qui n’ont aucun rapport avec l’auteur lui-même, c’est pourtant lui qui se reflète à chaque page de ce récit saisissant, sidérant, révoltant.
“Comme laissé tout seul en mer
Corsaire sur terre
Un peu solitaire”
En bref, avec “L’Enragé“, j’ai lu un roman particulièrement dur et intense, qui prend aux tripes de la première à la dernière ligne. Avec “L’Enragé“, j’ai rencontré un écrivain impressionnant de talent, profondément humain et émouvant. Avec “L’Enragé“, j’ai découvert le meilleur et le pire dans le cœur des hommes. Avec “L’Enragé“, j’ai même croisé Prévert et vu qu’il était possible de restaurer l’humanité.
Aurélie bonjour,très belle chronique.
Sorj Chalandon est depuis toujours l’un de mes auteurs préférés.
Tous ses livres sans exception m’ont bouleversé. Maintenant que tu as ressenti son talent il faut continuer à le lire et à le découvrir