Un premier roman hybride né d’une démarche audacieuse et touchante : « On n’est plus des gens normaux » de Justin Morin, paru le 22 août 2024 aux éditions La Manufacture de Livres.
Le pitch : Ce roman aurait pu être un récit documentaire. En 2017, P. fonce avec sa voiture sur la terrasse d’un restaurant. Une adolescente de 13 ans, meurt sur le coup. On comptera des dizaines de blessés. Alors journaliste, Justin Morin couvre le procès. Il y rencontre une famille ainsi que la sœur du coupable. La famille, c’est celle de l’adolescente dont les parents réclament justice. Une famille amputée dont les liens se resserrent. À l’issue du procès, le journaliste n’arrive pas à mettre un point final à son récit. Alors c’est le romancier qui prend la relève pour tenter de comprendre. Réinventer une histoire familiale, basculer dans la fiction en recréant le personnage de Lisa, la sœur du coupable. Interroger le réel en puisant dans l’imaginaire.
Avec ce premier roman fulgurant, Justin Morin s’impose comme une nouvelle voix incontournable de la fiction documentaire.
C’est grâce au salon des Livres dans la Boucle organisé à Besançon que j’ai découvert la plume de Justin Morin. J’avais en effet la chance et le plaisir de modérer une rencontre littéraire entre lui-même et Océane Perona, un journaliste et une universitaire qui ont plongé dans le romanesque pour mieux interroger le réel et susciter l’émotion. Et si je reviendrai évidemment sur le roman d’Océane Perona dans une prochaine chronique, il est temps pour moi de vous expliquer comment Justin Morin y est parvenu avec une touchante sincérité dans son premier roman figurant parmi les parutions de cette rentrée littéraire.
Dans cet ouvrage mêlant réalité et fiction, Justin Morin revient sur un dramatique fait divers dont il a couvert le procès en tant que journaliste. Le 14 août 2017, la commune de Sept Sorts se voyait endeuillée par une voiture qui terminait sa course folle en fonçant droit sur une pizzeria où dînaient bien des insouciants, simplement heureux de profiter de l’instant, inconscients de l’horreur dans laquelle ils allaient basculer en une fraction de seconde. Parmi ces nombreuses victimes : une famille, un couple et ses trois enfants dont l’un d’eux perdra la vie. C’est de cette famille dont il est question ici. Oui, mais pas seulement car l’auteur s’intéresse aussi à la sœur de l’accusé, présente lors du procès en première instance puis en appel comme témoin de personnalité.
Le but ici n’est pas de refaire l’enquête ni le procès mais de partir du drame jusqu’à la condamnation définitive pour évoquer la notion de victime dans toute sa complexité. Parce qu’une victime peut se sentir plus coupable que le coupable, simplement pour avoir survécu. Parce qu’une victime doit répéter, répéter encore, répéter toujours, répéter sans cesse comme s’il fallait expliquer, s’expliquer, se justifier d’en être une… Parce qu’une victime ne saurait pourtant se résumer à ce seul statut pour avancer : Paradoxe de la compassion qui soutient tout autant qu’elle freine quand il s’agit de se reconstruire et d’accéder à l’oubli dans le regard des autres. Autant d’éléments que l’auteur relate avec une éprouvante authenticité.
Mais au-delà de cette notion, Justin Morin s’intéresse surtout à la famille. Une famille brisée mais qui fait face, qui fait front, unie et soudée dans l’adversité pour surmonter l’épreuve. Du côté des victimes comme du côté de l’accusé. Car c’est justement la sœur de l’accusé qui a conduit l’auteur à modifier sa démarche pour fictionner une partie de son récit documentaire.
En effet, à travers ce livre, Justin Morin nous éclaire aussi sur le processus judiciaire. Des premières constatations jusqu’à l’audience devant la Cour d’assises d’appel, des années peuvent s’écouler. C’est en 2021 que s’ouvre le premier procès et que l’auteur entame ses démarches, parce que cette affaire le touche plus qu’à l’accoutumée et qu’un article ne lui suffira pas pour en parler. La famille d’Angela – la défunte victime – le suivra dans son projet mais pas la sœur de l’accusé, qui n’a rien fait mais pourtant “coupable” de loyauté. Il lui a donc fallu imaginer ce pan de l’histoire pour mener à bien son idée. Imaginer sans trahir les propos ni la volonté de l’intéressée. Question d’éthique, de morale et de respect. Et c’est ainsi qu’est née cette fiction d’un émouvant réalisme. Car plus que l’émotion, c’est véritablement l’empathie que l’auteur parvient à susciter de sa plume fluide et soignée, pleine de déférence, de profondeur et de vérité.
En bref, « J’ai transporté et je transporterai toute ma vie quelque chose qui leur appartient, quelque chose de précieux. Ecrire ce qu’ils m’ont confié, c’était tenter d’en être digne, toujours, pour à l’arrivée ne pas l’être tout à fait. Rien ne pourra leur épargner la peine causée par la coexistence de leur récit avec un autre, ennemi par n’autre et haï par besoin, par nécessité de survie ». Je ne suis pas à la place de ces personnes dont je salue la pulsion de vie qui les anime envers et contre tout. Mais je pense que Justin Morin s’est montré tout à fait digne de leur histoire en la relatant avec une justesse des plus saisissante.