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Parce qu’il est un auteur prolifique dont j’apprécie la plume après l’avoir découvert il y a maintenant quelques années en me plongeant dans “Si la bête s’éveille“, j’attendais l’occasion idéale pour vous présenter Frédéric Lepage. Avec une parution en septembre 2024 – “Plus fort que la nuit” aux éditions Taurnada – puis en janvier 2025 – “Le livre des sacrifiés” aux éditions Robert Laffont -, les planètes ne pouvaient être davantage alignées ! Aussi ai-je sollicité cet auteur aussi talentueux que sympathique et, en dépit d’un emploi du temps overbooké, celui-ci s’est très gentiment prêté au jeu de mes petites questions indiscrètes ! Je l’en remercie très chaleureusement avant de vous laisser faire plus ample connaissance avec lui : Belle rencontre et bonne lecture.
Quel auteur es-tu ? Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Je suis, tout simplement, un raconteur d’histoires. Que ce soit avec un clavier, un crayon ou une caméra, raconter une histoire, c’est créer de la cohérence, organiser un monde, relier des éléments épars pour en faire cet ensemble structuré et signifiant, soustrait au chaos, qu’on appelle un récit. Une histoire nous permet aussi de nous connecter aux autres êtres humains : elle nous fait partager des émotions, des connaissances, et le sentiment que nous appartenons à la même communauté. Enfin, une histoire, c’est une coproduction. Ce que nous racontons, celui qui le lit se l’approprie, y métabolise ses propres expériences, rêves et sentiments. L’histoire et les personnages ne nous appartiennent plus et n’existent désormais qu’à travers l’interprétation que le lecteur en fait. Se retrouver ainsi dans l’intimité cérébrale et affective du lecteur, quel bonheur !
Comment trouve-t-on le temps d’écrire, avec une telle minutie et autant d’imagination, quand on court déjà le monde en s’adonnant à tant d’activités ?
Ces activités multiples, ces voyages que je fais pour, par exemple, écrire et produire des séries documentaires et des programmes de télévision, me fournissent en réalité beaucoup de matériaux que j’utilise ensuite dans mes romans. Par exemple, une partie de mon nouveau thriller « Le Livre des Sacrifiés » se déroule à Manaus, une mégapole au cœur de l’Amazonie où des fêlés ont construit, à la fin du XIXème siècle, un incroyable opéra à l’italienne. Si je peux placer mes personnages dans ce décor, c’est parce que je le connais comme ma poche, ayant fait partie, pendant des années, de l’équipe d’organisation du Festival international du film d’environnement qui s’y tenait. On pourrait finalement dire que la multiplicité de mes activités contribue à la préparation de mes livres.
Si tu écris depuis déjà quelques années, c’est avec « Si la bête s’éveille », publié en 2021 et lauréat du Prix du meilleur roman policier au Festival de Cognac, que tu fais ton grand retour en librairie et que tu t’installes durablement dans le paysage du polar français. Pourquoi avoir choisi le côté obscur de la littérature pour user de ta plume ?
Quelle question intéressante ! Je peine toujours à me dire que je me situe du « côté obscur de la littérature ». Dans l’ADN du roman noir et du polar, on trouve une dimension politique et/ou sociale. Les premiers auteurs américains de romans noirs critiquent le capitalisme, la condition des pauvres gens broyés par la société. En France, des auteurs tels que Jean-Patrick Manchette ou Didier Daeninckx sont d’ailleurs des hommes de gauche. De nombreux auteurs de polar explorent et s’attachent, comme l’a fait avant eux Simenon, à insérer leurs récits dans des milieux sociaux très sombres.
Ce que j’écris relève plutôt d’un autre genre, le thriller, qui aborde des sujets plus larges, explore des horizons plus lointains et privilégie la jouissance que peut éprouver l’auteur à tendre des pièges au lecteur, ou à tisser des intrigues semblables à des mécanismes d’horlogerie. L’arrière-plan du thriller est aussi, parfois, géopolitique, philosophique, plus que social. C’est de ce côté-là que je me situe.
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Presque un personnage à part entière – et récurrent par conséquent – au fil de tes ouvrages, c’est toujours l’incroyable ville de New York qui sert de décor à tes intrigues. Saurais-tu nous dire pourquoi ? En quoi la Grosse Pomme t’inspire-t-elle davantage que notre Hexagone ?
J’aime que, comme dans les films de Wes Anderson, les décors d’une histoire en deviennent, en soi, des personnages. Que leur configuration, leur électricité, leur alchimie, joue un rôle. J’aime aussi faire voyager mon lecteur, lui offrir une exploration, lui révéler des aspects inconnus d’une destination qu’il croit connaître déjà. Cela dit, dans « Le Livre des Sacrifiés », l’action se déroule à New York, mais aussi en Tanzanie et au Brésil.
Décidément inspiré, tu t’offres un joli doublé de rentrées littéraires puisque tu as publié « Plus fort que la nuit » aux éditions Taurnada en septembre dernier, alors que paraît « Le livre des sacrifiés » aux éditions Robert Laffont ce 30 janvier. Comment l’expliques-tu ? Comment l’écris-tu ?
Publier un roman qui soit à la fois une nouveauté et, par son prix, accessible à tous (11,90 euros pour un texte inédit) : c’est ce que j’ai voulu accomplir avec « Plus fort que la nuit » aux éditions Taurnada. Je vois trop souvent dans les yeux des lecteurs, lors de salons du livre, une calculette qui mesure ce dont ils devront se priver s’ils dépensent les 22 ou 23 euros que coûte un grand format. Quant à attendre que le même texte paraisse en format de poche, il leur paraît frustrant de devoir différer leur lecture. De plus, un livre de poche publié un an après le grand format n’est plus une nouveauté, ce qui annule toute possibilité de promotion.
Si j’oserai le qualifier de « polar cavalier », ton roman « Plus fort que la nuit » se concentre peut-être moins sur l’enquête elle-même que sur l’univers équin qui se dévoile de la plus belle des manières entre notre héroïne Lana Harpending et son appaloosa Eridan. Pourrais-tu faire les présentations avec la cavalière et son équidé ? Qui de l’intrigue ou de ses protagonistes s’est-il invité en premier dans ton imaginaire ?
Avec « Plus fort que la nuit », j’ai voulu hybrider deux genres : le thriller et le mélodrame. J’ai ainsi créé une puissante histoire d’amour entre une cavalière de la police montée de New York et son cheval, Eridan, atteint d’une maladie qui pourrait l’emporter. Ce cheval, par ailleurs, est accusé d’avoir tué son cavalier précédent. L’héroïne, Lana, doit donc lui sauver la vie et l’innocenter, tout en résolvant une affaire criminelle. Cette histoire a déconcerté ceux qui ne cherchaient qu’un pur polar, mais elle a bouleversé, passionné, ému aux larmes les lecteurs de « littérature générale ». Jamais un de mes textes n’avait suscité un tel emballement.
Tu rends la littérature dangereuse dans « Le livre des sacrifiés » puisque ton titre renvoie à un recueil de nouvelles publié par une autrice à succès, dont les personnages existent bel et bien sans qu’elle les connaisse… Et sont la cible d’un redoutable tueur en série. D’où t’est venue cette idée ?
J’aime beaucoup proposer au lecteur des situations théoriquement impossibles. Le premier exemple en a été « Le Mystère de la chambre jaune », de Gaston Leroux, dans lequel un crime est commis dans une chambre fermée de l’intérieur. J’ai rendu hommage à cet auteur que j’ai beaucoup lu quand j’étais adolescent, en introduisant un crime inexplicable, derrière des portes fermées, dans « Si la bête s’éveille ». Je procède de même dans « Le Livre des Sacrifiés », livre dans lequel, en effet, la biographie exacte et détaillée des victimes d’un tueur en série est racontée par une autrice qui ne les connaissait pas. Cette vieille dame est persuadée que ces personnages sortent vraiment de son imagination. Et elle ne ment pas ! J’aime que le lecteur se dise : c’est absurde ! Et qu’il comprenne, à la fin, et seulement à la fin, qu’il y avait une explication rationnelle à ce mystère en apparence insoluble.
Pour mener cette redoutable enquête ? L’impopulaire et inénarrable Ken Quist et sa coéquipière Naomi Bell. Si nous avons déjà croisé ton policier à moult reprises au fil de tes chapitres, c’est la première fois qu’il se retrouve à ce point sur le devant de la scène… Précisément lorsque tu le laisses gagner par les sentiments. Était-ce là un acte prémédité ? Pourquoi avoir procédé ainsi ? Saurais-tu nous en brosser le portrait ?
Ken est un électron libre, un peu tête-à-claques, qui se fiche éperdument des règlements et des codes. Ce qui le sauve, malgré son insubordination, c’est qu’il finit toujours par résoudre des mystères complexes. Mais, dans « Le Livre des Sacrifiés », il tend la corde jusqu’à ce qu’elle rompe. On découvre alors ce qu’il avait toujours caché à ses collègues : qu’il est, grâce à un héritage ancien, richissime, et ne travaille que parce qu’il veut vivre dans un monde plus pur. Une sorte de fanatique de la justice. Son caractère n’est pas de ceux qui permettent de séduire et de mener une vie sentimentale épanouie. On a plutôt tendance à le détester, lui que tout le monde surnomme « Cœur de glace ». Tout change lorsque le NYPD recrute une ethnologue française, guyanaise, pour étudier les composantes rituelles des crimes. Là, Ken Quist ouvre son cœur, et cela le mènera, dans mon volume suivant, à venir travailler avec elle, en France.
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Sans trop en dire mais fidèle à tes habitudes comme à ton insatiable curiosité, tu nous fais voyager pour nous offrir bien davantage qu’un polar au profit d’un roman sombre mais dense et érudit sans être assommant, dénonçant une abominable réalité dont on n’avait pas connaissance. En quoi était-ce essentiel à tes yeux ? Comment travailles-tu les sujets que tu abordes au gré de tes ouvrages ?
Merci d’aborder le point auquel j’attache le plus d’importance à propos de « Le Livre des Sacrifiés ». Ce n’est pas seulement un roman. Au fil de son enquête, le héros va se trouver plongé au cœur d’un des trafics les plus horribles au monde. Pour en rendre compte, j’ai voyagé, j’ai séjourné sur les lieux où se déroulent ces faits. J’ai rencontré des victimes, policiers, magistrats, témoins. C’est là que le roman bascule : je révèle des faits réels, et mon enquête devient celle de mon personnage. C’est un moment glaçant, un témoignage unique et, je crois, exceptionnel.
Outre sa coéquipière, Ken Quist collabore également avec Anita Delaunay, une ethnologue française. Que peux-tu nous en dire ? Se pourrait-il qu’on retrouve ces deux-là dans de prochaines aventures littéraires ?
Bien vu ! Cette prescience me désarçonne ! Imaginons que 1/ Ken Quist tombe amoureux d’Anita, 2/ qu’il soit chassé de la police de New York pour son insubordination et son mépris des règles et 3/ trouve, grâce à son ami Jean-Christophe Allart, un emploi en France, à Interpol, dont le quartier général mondial se trouve à Lyon… Et voilà un nouveau cycle d’aventures policières qui commencent pour Ken Quist !
Un petit mot pour la fin ?
Si nous évoquons tout cela, Aurélie, c’est parce que nous partageons un immense amour de la langue française. C’est pourquoi j’ai récemment publié un recueil de réflexions sur la manière dont nous la polluons, nous la déformons, nous lui manquons de respect. C’est un livre destiné à tous ceux qui disent « échanger » au lieu de « dialoguer », « anticiper » au lieu de « prévoir », qui croient que « a minima » veut dire « au moins », qui emploient les termes « ça pose question » ou, « à date » ! Cela s’appelle « Les Mots envahisseurs », et je le crois d’utilité publique !
Un immense merci pour cet échange aussi passionnant qu’enrichissant, à l’instar de tes romans, cher Frédéric ! D’ailleurs mes Bookinautes adorés, vous n’avez pas fini de bouquiner : Foncez maintenant en librairie découvrir les titres de Frédéric Lepage si ce n’est pas encore fait : Par lequel allez-vous commencer ?
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