Alors que les Quais du Polar se profilent à l’horizon pour une vingtième édition anniversaire qui promet d’être exceptionnelle, il était essentiel à mes yeux de vous présenter l’auteur de mon premier vrai gros coup de cœur de ce début d’année, en littérature noire mais pas que. Cet auteur ? C’est Cyril Carrère, formidable auteur français qui vit au Japon depuis déjà quelques années, un territoire nippon qu’il nous livre comme personne à travers un excellent polar, “La colère d’Izanagi“, paru en début d’année aux éditions Denoël. Actuellement en France, il a pris du temps qu’il n’avait pas dans son planning overbooké afin de répondre à mes petites questions indiscrètes et je l’en remercie vivement avant de vous laisser découvrir ses réponses : Belle rencontre et bonne lecture !
Quel auteur es-tu ? Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Je suis un globe-trotter de 40 ans, pharmacologue reconverti chef de projet en nouvelles technologies et cybersécurité. J’ai passé les trois-quarts de ma vie pro hors de France, en Angleterre d’abord, puis au Japon, où je vis depuis plus de six ans. L’écriture est une passion qui s’est matérialisée par un roman, en 2018. Depuis, quatre autres ont vu le jour dont le dernier, « La Colère d’Izanagi ».
Pourquoi écris-tu ? Que dirais-tu pour décrire ta bibliographie ?
J’écris pour le plaisir, pour donner corps aux histoires qui me traversent sans cesse. Je lis beaucoup (enfin, un peu moins depuis quelques années), je regarde beaucoup de séries, j’aime créer, même dans mon métier de tous les jours.
Pour l’instant, je n’ai écrit que des one-shot, dans des univers très différents, que ce soit « Grand Froid » – un roman orienté action avec cette fuite en avant -, « Le Quatrième Rassemblement » – dans un univers atypique, à la Fargo – « Avant de sombrer » – où j’ai pu donner libre cours à mon expertise initiale (les essais cliniques) -, et donc « La Colère d’Izanagi », qui concrétise un projet de longue date.
Aujourd’hui, j’entame un nouveau cycle dans « mon » univers, avec des personnages que l’on va revoir très souvent.
Après avoir pas mal bourlingué au fil des pages, tu nous ramènes cette année au Japon, pays dans lequel tu vis pourtant depuis 2018 : Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Pourquoi avoir attendu ton cinquième roman ?
Voilà une question qui tombe à pic ! Cela fait très longtemps que je pense à cette histoire. Hayato Ishida est un personnage qui m’accompagne depuis mes débuts (mon premier roman, « Le Glas de l’innocence », qui n’est malheureusement plus disponible à la vente… pour l’instant ?).
J’ai attendu tout ce temps pour deux raisons :
– La première, c’est ma situation : j’ai pas mal bourlingué du côté de l’édition avant d’enfin trouver un peu de stabilité en rejoignant les éditions Denoël, que je remercie de m’avoir fait confiance.
– La deuxième est plutôt une question de maturité. Je voulais attendre le bon moment, avoir progressé, que ce soit au niveau de ma plume que des autres composantes de l’écriture, comme la structure, les personnages, la transmission des émotions…
Cette question de maturité s’applique aussi à mon parcours de vie. Que ce soit pro ou perso, mon parcours au Japon ces six dernières années (et au-delà, puisque c’est un pays où j’ai voyagé une dizaine de fois avant de m’y installer) m’a permis d’avoir cette légitimité qui n’était pas si évidente au départ. En six ans, j’ai vu naître ma fille à Tokyo, j’ai obtenu la résidence permanente (qui requiert un certain niveau d’expérience de vie dans l’archipel et de compétences), j’ai beaucoup évolué dans l’industrie sur place, j’ai atteint un niveau courant de Japonais (ce qui m’aide dans mes recherches et les interviews que je peux mener sur place)… La liste est non exhaustive ! 😊
Plus qu’un simple voyage littéraire, tu nous offres une véritable expérience enrichissante et immersive dans « La colère d’Izanagi » en nous dévoilant le Pays du Soleil Levant de la façon la plus authentique qui soit : En avais-tu seulement conscience ? En quoi était-ce essentiel à tes yeux ?
J’avais conscience d’être attendu sur un tel roman. J’ai travaillé d’arrache-pied pour que l’immersion soit totale.
En France, le Japon est un pays que l’on croit connaître. Mais le vrai Japon, celui de tous les jours, est très loin des préjugés de ceux qui n’y ont jamais voyagé ou des connaissances, incomplètes, de ceux qui y ont passé un an (par exemple en visa vacances-travail). L’intégration au pays, la résidence permanente, le fait de pouvoir parler couramment la langue… sont autant de paliers d’immersion qui me permettent de plonger le lecteur dans le quotidien que je vois, celui d’un expatrié, mais pas que : je restitue aussi l’expérience de vie d’autres expatriés (d’autres nationalités) mais aussi de Japonais, connaissances, collègues, amis…
Je suis content que l’essai se transforme car, pour l’instant, les retours sont unanimes. Ça me tient énormément à cœur car j’aime ce pays et je voulais le montrer sous son vrai visage, sans atteintes ni préjugés, justement. Le démystifier pour lui rendre honneur. Je me suis appuyé sur des détails du quotidien que j’ai intégrés à l’intrigue, plutôt que de les expliquer. J’ai tenu à rendre le tout fluide, simple à suivre et qui de mieux que les personnages pour véhiculer tout cela ?
Lorsque j’ai eu le retour coup de cœur du Bureau des Copyrights Français (BCF) de Tokyo, qui évalue les textes susceptibles d’intéresser des éditeurs japonais, j’ai compris que j’avais visé juste. Depuis, trois éditeurs nippons considèrent une traduction. Peu de temps après, c’est Madrigall qui a eu un coup de cœur, au point de le mettre en avant pour les prospections à l’audiovisuel, à l’échelle du groupe. C’est très encourageant et ça valide mon approche.
Sans trop en dire, cette intrigue nous happe dès un prologue aussi haletant que percutant, se lit d’une traite tant le suspense est prenant et l’addiction est grande, ceci jusqu’à un dénouement impossible de soupçonner, fruit d’une construction narrative redoutable et machiavéliquement orchestrée : Quelle importance y accordes-tu ? Avais-tu déjà tous les éléments en tête au moment de prendre la plume ?
La construction est l’une de mes marques de fabrique. Je suis un vrai maniaque de ce côté-là. Chacun de mes romans possède une structure narrative particulière. Qui nécessite qu’on lise le roman sur un court laps de temps pour en apprécier toute la complexité. On aime ou on n’aime pas. Certains préfèrent un roman que l’on peut poser quelques jours et le reprendre comme si de rien n’était. Ce n’est pas possible avec les miens… 🙈 Ou alors, on perd une grande partie de toutes les balises, de tous les détails que je dissémine.
En général, j’ai une grande partie des éléments en tête : le thème principal, les sujets secondaires, le début, les contours de la fin. Je travaille le plan dans sa globalité en écrivant des résumés de chapitres, à la manière d’un séquencier en scénario. Je veille à la structure, à l’équilibre, aux arcs narratifs et à l’évolution morale de mes personnages. Mais rien n’est jamais figé et il n’est pas rare que les choses bougent pendant l’écriture. Au final, c’est un cadre assez souple donc, le feeling fait le reste.
Dans « La Colère d’Izanagi », j’ai avant tout pensé aux émotions. Car, pour moi, les crimes, les actes que l’on commet, les décisions que l’on prend… Tout découle de la « balance des sentiments ». C’est son dérèglement qui provoque le conflit dont on se nourrit dans nos intrigues. Pas besoin, donc, de twists spectaculaires ou décapants.
Mais si l’intrigue est aussi captivante, c’est aussi parce qu’elle est portée, soutenue par une galerie de personnages étoffés en substance et dotés d’un véritable supplément d’âme. On pense évidemment au couple d’étudiants mais plus encore à l’improbable duo d’enquêteurs que forment Hayato Ishida et Noémie Legrand : Comment se sont-ils invités dans ton imaginaire ?
Hayato, comme je le disais, existe depuis un certain temps. D’ailleurs, si vous voulez le retrouver, n’hésitez pas à lire « Manifesto » (lien disponible dans mon blog) où nous le retrouvons, le temps d’une trentaine de pages, quelques années avant les événements de « La Colère d’Izanagi ». Hyperosmique, il est capable de reconnaître une personne, de se remémorer une situation ou une scène à son odeur. C’est aussi un sérieux handicap lorsqu’il faut prendre les transports en commun ou se retrouver dans des espaces confinés. C’est un estomac sur pattes (comme moi), et il a des punchlines bien à lui. Enfin, il est HPI, c’est un enquêteur hors-pair, doté de méthodes bien à lui, qui peuvent en déstabiliser plus d’un…
Noémie, elle, me donne l’opportunité de montrer le quotidien des personnes possédant les deux cultures, de plus en plus nombreuses au Japon. C’est un personnage aux antipodes de Hayato. Elle a la fibre humaine, sociable, douée pour les interrogatoires et pour se mettre à la place des gens. Elle hérite du franc-parler de son père (Français). C’est une maman solo avec des problèmes bien à elle, comme sa mère qui veut à tout prix la caser, étant donné qu’à son âge (35 ans), on est considéré comme périmée au Japon… Elle vient du service des cold cases où elle était la seule femme et se spécialise donc dans les méthodes d’enquêtes de ce service. Pour l’imaginer, je me suis appuyé sur une actrice Franco-Japonaise, Noémie Nakai, avec qui je suis d’ailleurs en contact (et qui pourrait bien jouer son propre rôle, un jour… ?).
Quant aux étudiants, c’est le développement de l’intrigue qui a conduit à leur apparition. Ils sont le jour et la nuit, mais tout aussi attachants que Hayato et Noémie. Deux duos qui fonctionnent très bien. 😊
Si « La colère d’Izanagi » s’avère donc un excellent polar, tout à la fois palpitant, passionnant et contemporain, il nous donne des envies de « suite » : Est-ce dans tes projets ? Plus largement, as-tu déjà de nouvelles idées pour tes prochaines aventures littéraires ?
La réponse est oui. 😊
Je pense à une série sur le modèle du « Département V » de Jussi Adler Olsen. La Cellule Sakura a de beaux jours devant elle, au travers de romans indépendants mais qui feront progresser les arcs narratifs de mes personnages. Hayato, Noémie… mais pas que ?
La prochaine enquête est sur les rails, et le thème transpire légèrement à la fin de « La Colère d’Izanagi ». Un sujet sur lequel je souhaitais écrire depuis très longtemps. J’ai hâte !
Si tu es de retour en France pour soutenir ce nouveau roman, celui-ci sera-t-il également bouquiné par un lectorat japonais ? Quel est son avenir en territoire nippon ?
J’espère qu’il sera traduit. C’est très bien parti, je croise les doigts pour que tout se déroule comme prévu. Il se pourrait qu’il soit aussi traduit dans d’autres langues car, au final, il y a très peu d’auteurs européens de polar au Japon…
A l’instar de Johana Gustawsson avec le polar nordique, tu révolutionnes le polar asiatique : Réalises-tu que tu étais le seul à pouvoir relever un tel défi ?
Je l’ai toujours pensé dans un coin de ma tête, mais je voulais attendre le bon moment, comme évoqué plus haut. Depuis, pas mal de lecteurs le disent : je suis probablement « le seul auteur de polar français actuel à pouvoir écrire cela », tout comme Johana avec la Suède et le polar nordique.
J’en discutais récemment avec Franck Thilliez ou encore Danielle Thiéry, qui m’ont dit exactement la même chose : je suis dans une situation aussi unique que légitime.
Cette différence est une force et je compte bien la développer au travers de mes prochains romans, pour me faire une petite place au sein des librairies !
Un petit mot pour la fin ?
Merci Aurélie pour cette interview, pour ta lecture et ce coup de cœur. Merci pour tout ce que tu fais pour les auteurs et les lecteurs.
J’espère que « La Colère d’Izanagi » restera en vue le plus longtemps possible car, si je veux continuer, je dois travailler, mais surtout compter sur vous pour en faire un succès ! On ne le dit jamais assez.
C’est moi qui te remercie, cher Cyril. Pour ta confiance et ta gentillesse, ton inspiration et ta passion. Longue vie à “La colère d’Izanagi“, superbe polar dont je n’ai pas fini de vous parler : Découvrez-le sans plus tarder si ce n’est pas encore fait !
J’aime beaucoup Cyril Carrère . Il partage une perspective unique sur son parcours d’écrivain et sur la création de “La colère d’Izanagi”. Sa démarche pour rendre le Japon authentique dans son roman est admirable, et il semble avoir réussi à immerger les lecteurs dans cette expérience enrichissante. Ses réflexions sur la construction narrative et le développement des personnages sont très intéressantes, et j’ai hâte de voir ce qu’il nous réserve dans ses prochains projets littéraires.